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LA COLÈRE EST-ELLE UNE VERTU?


La colère est-elle une vertu ?

(approche philosophique de la colère)



a) Vous ressentez un vif sentiment de colère après une discussion avec votre supérieur hiérarchique. Tout en continuant à le maudire, vous finissez par vous calmer en retournant dans votre bureau.

b) Un avion qui relie Miami à Paris est détourné sur Boston à la suite de la colère incontrôlable d’un des passagers. Les membres du personnel doivent le menotter pour l’empêcher de nuire. La raison de cette rage subite : la patiente assise devant lui avait incliné son siège un peu brusquement (il s’agit malheureusement d’un fait réel !…).


Voilà donc deux exemples de colère. Sont-ils réellement comparables ?

Et vous reconnaissez-vous dans l’un d’entre eux ?



Une perception ambivalente de la colère


Il y a de bonnes chances (je l’espère sincèrement pour vous) pour que vous vous reconnaissiez dans le premier exemple, mais pas dans le second. La différence entre les deux est en effet considérable : même si tous deux ont un rapport avec la colère, le premier concerne un accès de colère que l’on peut qualifier de normal, alors que le second entre dans la catégorie des colères pathologiques.

Cet écart entre deux extrêmes nous amène directement au cœur de notre sujet. Nous avons tendance en effet à confondre différents types de colère et les conséquences que ceux-ci gênèrent dans notre vie quotidienne. Cette confusion joue également sur notre approche générale de la colère : cette émotion est perçue selon deux angles totalement opposés suivant qu’on l’appréhende comme un danger pour soi et pour les autres ou, au contraire, comme une forme d’authenticité et de force de caractère - des propriétés dont une personne non colérique serait démunie.


En résumé, pour les uns elle est un vice, pour les autres une vertu.

De façon générale, la tendance actuelle est de considérer la colère comme un problème à surmonter (disons comme un « vice », pour suivre la nomenclature classique des « vices » et des « vertus »). Nous appellerons ce groupe celui des contempteurs de la colère. Pour celui-ci, la colère doit être « ravalée », « digérée », « maîtrisée » et les médias ne tarissent d’ailleurs pas d’éloges envers celles ou ceux qui parviennent à acquérir cette zen attitude. Mais au prix de quelles difficultés et surtout de quelles conséquences, quelquefois invisibles sur l’instant, mais très lourdes par la suite ?[1]

· À l’autre extrémité de l’échiquier, se trouvent les admirateurs de la colère. Un peu moins peuplé que le premier, ce groupe s’étend néanmoins à grande vitesse depuis quelques années. Pour ses membres, la colère est un sentiment « vrai », qui témoigne d’une personnalité « authentique ». Les réseaux sociaux sont remplis de ces « gens en colère » et qui, de plus, revendiquent haut et fort cet état passionnel. Les rues du pays le sont également et - là encore - la colère est revendiquée comme telle (l’épisode des « Gilets Jaunes » en France a pu montrer à quel point la colère est désormais totalement désinhibée dans notre société contemporaine).


Pourtant, bien que nous ayons la sensation que cette perception dualiste de la colère est totalement nouvelle, elle a existé en réalité tout au long de notre histoire.

On oublie quelquefois que notre société occidentale est née dans un véritable coup de colère inaugural ! « Colère » est en effet le premier mot qui ouvre l’Illiade d’Homère : « Menin aiede thea » [2].


Un peu d’histoire de la colère


Un coup d’œil rapide sur l’histoire de la philosophie permet en effet de comprendre que la perception de la colère à la fois comme vice et comme vertu ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier !... En réalité, la conception philosophique de la colère s’est toujours fait l’écho de l’ambivalence fondamentale de cette notion.

1) Après un acte de naissance plutôt favorable dans l’Illiade, la colère est ensuite perçue par Aristote et Platon avec une relative bienveillance. Ledit Aristote, qui loue Homère pour avoir chanté que la vengeance issue de la colère est parfois « plus douce que le miel », en donne d’ailleurs une première définition dans sa Rhétorique. Il y écrit en substance que la colère doit être juste dans ses causes, mais modérée dans ses effets.

2) Quelques siècles plus tard, Sénèque, contredisant cette position aristotélicienne favorable à la colère, s’est attaché à montrer dans son livre « De Ira » (De la Colère), le caractère irrationnel et dangereux de la colère, une émotion de laquelle tout homme sensé doit en permanence se tenir éloigné.

À la différence d’Aristote qui accordait à la colère une part rationnelle (et une autre irrationnelle), Sénèque affirme que cette émotion est tout entière irrationnelle, et de ce fait, elle est dangereuse pour soi, pour l’autre et pour la société en général. Ce philosophe stoïcien ne faisait donc pas de différence de nature entre la colère et la haine mortifère : la colère est la graine qui se transformera, au gré des circonstances, en fureur, haine, violence, ou rage.

3) Ce faisant, il va préparer le terrain pour la conception chrétienne de la colère, qui va dominer pendant plusieurs siècles le monde occidental. Dans la théologie chrétienne, en effet, la colère est désignée comme étant l’un des sept péchés capitaux, avec l’avarice, la paresse, la gourmandise, la luxure, l’envie et l’orgueil.

4) Quelques siècles plus tard, le philosophe anglais Thomas Hobbes reprend dans son Léviathan (1651) la critique de la colère, cette fois en tentant de la disqualifier totalement : pour lui, la colère est simplement une réaction mécanique face à un obstacle qui se présente sur la trajectoire de notre désir.

C’est pourquoi, sur le plan politique cette fois, on ne saurait gouverner un peuple en colère. Pour Hobbes, les révolutions populaires sont principalement dues à un mélange de désir d’égalité, d’envie et de colère, et non pas comme une réaction saine face à une attitude de mépris. Perçue sous cet angle la conception de la colère portée par Aristote est donc un véritable danger pour l’État et la paix civile.

Quant à l’argument selon lequel la colère serait une réaction saine face à une situation d’injustice ou à une attitude de mépris dirigé contre nous (un argument qui est pourtant la base de la conception aristotélicienne de la colère), Hobbes n’en fait qu’une bouchée. Pourquoi, dit-il en substance, considérer que la colère est une réaction face à une attitude de mépris alors que, bien souvent, nous nous mettons en colère simplement en nous cognant le pied contre un meuble ? Ce meuble nous a-t-il manqué de respect ? A-t-il fait preuve de mépris à notre égard ? Il semble bien que non, et pourtant ce genre de situation nous met souvent tellement en colère que nous en venons quelquefois à frapper en retour le meuble en question (en nous faisant à nouveau mal, ce qui a pour effet de déclencher un enchaînement de colères successives !...)[3].

5) En 2007, le philosophe allemand Peter Sloterdijk, a développé dans son livre « Colère et Temps » une nouvelle approche de la colère.

Plus favorable à cette émotion mal-aimée, cette nouvelle et très intéressante réflexion sur la colère est également fortement prémonitoire, si l’on se réfère à l’explosion des colères populaires qui a eu lieu partout dans le monde dans un passé récent. Sloterdijk avance à ce sujet l’idée de banques des colères dans lesquelles la colère est « capitalisée » par différents mouvements (politiques pour la plupart) pour déboucher ensuite sur les grandes révolutions de notre histoire.


La colère est-elle une vertu ?


À la suite de tout ce qui vient d’être évoqué, nous aurions bien sûr envie de répondre « non » à cette question !

Avant de donner notre réponse, revenons toutefois à la définition chrétienne de la colère comme l’un des « sept péchés capitaux ». Afin de comprendre pourquoi la colère est classifiée comme « péché capital », il faut se souvenir le fait que « capital » désignait il y a quelques siècles ce qui est au principe (« à la tête de ») de toute choses, et donc, ici, de tous les maux.

C’est donc parce que nous sommes en colère que, par exemple, nous devenons agressifs puis, pris d’une rage incontrôlable, nous commettons un acte de violence. Ceci est également la raison pour laquelle l’agressivité, la rage, la violence, le meurtre ou le viol, pourtant infiniment plus graves que la simple colère, ne figurent pas dans cette liste des péchés capitaux[4].

Ainsi, dans pour la théologie chrétienne, la colère est la cause (c’est en cela qu’elle est « capitale » puisqu’elle arrive en premier) d’autres émotions bien plus destructrices tandis que l’acte violent, lui, est l’effet.

Ceci nous ramène par la bande à la définition aristotélicienne citée plus haut : la colère doit être juste dans ses causes mais modérée dans ses effets.

En somme, la colère devient un péché si elle se transforme en fureur ou en rage, car elle peut alors déboucher sur des actes violents.

Mais elle peut être également une vertu si elle a pour seule fonction d’évacuer un stress ou une frustration qui de toutes manières, seraient apparus un peu plus tard dans notre psychisme, souvent de façon plus violente.


Conclusion


La colère est une émotion ambivalente : maintenue dans un usage modéré, elle est bien une vertu. Mais une fois que nous nous sommes laissé déborder par la colère, surviennent aussitôt la fureur, la rage puis la violence. La colère devient alors un vice au sens de la philosophie classique.

Ceci est l’occasion de revenir une fois encore sur la notion aristotélicienne de « juste milieu », une thème que j’ai évoqué de nombreuses fois dans les articles de ce blog. Le juste milieu n’est pas une « morne plaine » comme on le croit quelquefois : il faut plutôt au contraire l’appréhender comme un sommet entre deux abîmes.

En conclusion de cet article, il en est sans doute avec la colère comme avec le Pharmakon grec, ce médicament dont parlait Platon et qui, pris à petite dose nous soigne, et ingéré à haute dose nous tue :

· La colère nous aide en permettant d’évacuer des émotions négatives qui sans cette porte de sortie continueraient à produire leurs effets cumulatifs au plus profond de notre psychisme. Elle nous aide également à transformer le monde qui nous entoure et à nous transformer nous-mêmes.

· Mais elle nous nuit lorsque, s’extrêmisant, elle devient le support de tous ses effets négatifs, fussent-ils les plus funestes pour nous comme pour notre entourage.

[1] J’aborde cette question dans un autre article du blog : « Apprendre à gérer la colère ». [2] « Chante nous, Déesse, la colère d’Achille » (« Menin » étant l’un des mots qui désigne la colère en grec). [3] C’est moi qui ajoute ces exemples tirés de la vie quotidienne : ils ne figurent bien sûr pas dans la démonstration bien plus classique de Thomas Hobbes !...  [4] Ainsi, ne faut-il pas confondre « péchés capitaux » avec « péchés mortels » ou « véniels » qui, dans la théologie chrétienne, sont beaucoup plus graves que les précédents.

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